L’intelligence artificielle (IA) est une technologie qui ne se contente pas de révolutionner nos smartphones ou nos voitures autonomes. En 2024, le marché de l’IA générative devrait atteindre les 44,89 milliards de dollars, puis dépasser les 200 milliards de dollars à l’horizon 2030. Elle s’est frayée un chemin jusque dans les coulisses de l’industrie musicale, apportant avec elle un lot d’espoirs mais aussi de défis colossaux. Dans ce tourbillon de créativité algorithmique et de données sonores, l’IA est-elle à même de redéfinir la façon dont nous écoutons et produisons la musique ?
I - Une nouvelle manière de consommer la musique
L’IA transforme notre manière de consommer la musique, apportant de nombreux avantages. Grâce à des algorithmes sophistiqués comme ceux utilisés par Spotify et Apple Music, les recommandations personnalisées sont devenues monnaie courante. Ces algorithmes analysent les préférences des utilisateur·rice·s pour proposer des playlists sur mesure, permettant ainsi aux auditeur·rice·s de découvrir de nouveaux artistes et genres qu’ils n’auraient peut-être pas découverts autrement. Cette personnalisation améliore l’expérience utilisateur, rendant chaque session d’écoute unique et supposément adaptée aux goûts individuels. |
Cependant, il y a tout de même un risque de “bulle de filtres”. Ce concept, introduit par Eli Pariser dans son livre “The Filter Bubble” (2011), explique comment les algorithmes personnalisent les contenus visibles par chaque utilisateur en fonction de leurs données, créant un isolement intellectuel et culturel en limitant l’exposition à des perspectives diverses.
Les algorithmes de recommandation peuvent ainsi enfermer les auditeur·rice·s dans une zone de confort, les exposant principalement à des contenus similaires à ce qu’ils connaissent déjà, ce qui peut limiter la découverte musicale.
L’IA permet de mieux comprendre les tendances et les comportements des auditeur·rice·s. Les plateformes de streaming collectent des données précieuses sur les préférences musicales, les habitudes d’écoute et les réactions aux nouvelles sorties. Ces informations peuvent être utilisées pour améliorer les services offerts aux utilisateur·rice·s, mais aussi pour aider les artistes et les maisons de disques à mieux cibler leur audience et à planifier des stratégies de marketing plus efficaces.
L’utilisation de l’IA pour personnaliser l’expérience musicale repose également sur la protection des données personnelles. La collecte et l’analyse des informations des utilisateur·rice·s soulèvent des questions de confidentialité et de sécurité, nécessitant des mesures strictes pour garantir la protection des données personnelles. Les utilisateur·rice·s doivent être conscients de la manière dont leurs données sont utilisées et des implications de cette utilisation sur leur vie privée car la plupart des plateformes utilisent historiques de recherche, historique de streaming (historique des chansons écoutées) ou encore leurs playlists afin d’affiner ensuite les recommandations. D’après la politique de confidentialité de Spotify, l’étude des données des utilisateur·rice·s permet de tirer des “conclusions (c’est-à-dire une compréhension) concernant [leur] intérêts et préférences en fonction de [leur] utilisation du Service”.
Enfin, l’IA pose des défis en termes de durabilité et d’impact environnemental. La gestion des vastes quantités de données nécessaires pour alimenter les algorithmes de recommandation et les assistants vocaux consomme beaucoup d’énergie et de ressources (augmentation de l’empreinte carbone, des besoins en matières premières comme le silicium et des ressources nécessaires, en particulier l’empreinte carbone des machines de chantier). L’industrie musicale doit trouver des moyens de minimiser cet impact tout en continuant à innover et à offrir des expériences enrichies aux utilisateur·rice·s. Cependant, la question de l’écologie est difficile à aborder dans le monde de la musique. D’après le site ConnaissanceDesEnergies.org, lors des deux premières étapes du Eras Tour de Taylor Swift en 2024 (en Amérique du Nord et du Sud), l’artiste a parcouru 106 996 km en jet, générant 139,1 tonnes de CO2. Cela équivaut à l’empreinte carbone annuelle de plus de 17 Français et encore, nous ne comptons pas les déplacements des fans ou encore l’impact des goodies ou des sites de réservation pour les concerts.
II - La production musicale réinventée
L’utilisation de l’IA comme outil
L’IA révolutionne la production musicale en offrant de nombreuses possibilités nouvelles. Les artistes peuvent désormais stimuler leur créativité grâce à des outils capables de générer des compositions musicales en quelques minutes. Des logiciels tels que Amper Music et AIVA proposent des arrangements inédits et des harmonies complexes, que les artistes peuvent intégrer dans leurs œuvres. Cela ne signifie pas seulement une simple assistance technologique, mais une véritable co-création où les algorithmes peuvent proposer des mélodies ou des progressions harmoniques auxquelles les personnes n’auraient pas pensé.
En plus de cette créativité augmentée, l’IA accroît considérablement l’efficacité de la production musicale. Les tâches répétitives telles que le mixage, le mastering et l’édition sont automatisées, permettant aux producteur·rice·s de se concentrer davantage sur l’aspect créatif de la musique. Par exemple, des logiciels comme LANDR (plateforme de création musicale) assurent un mastering audio de qualité professionnelle sans nécessiter des heures de travail manuel. D’après Ditto Music, une société de distribution de musique en ligne, 59.5 % des musiciens exploitent déjà l’IA de diverses manières pour la musique, que ce soit pour le mastering, la création artistique ou la composition. Cette automatisation ne se limite pas seulement à l’efficacité; elle permet également une uniformité et une qualité constante dans les productions musicales.
De plus, l’IA permet une personnalisation poussée des compositions, créant des musiques sur mesure pour des projets spécifiques. Par exemple, les compositeur·rice·s de musiques de films et de jeux vidéo peuvent utiliser des algorithmes pour générer des morceaux parfaitement adaptés aux scènes, améliorant ainsi l’immersion du·de la spectateur·rice ou du·de la joueur·euse. Les algorithmes peuvent analyser le ton, l’atmosphère et l’émotion d’une scène pour composer une musique qui intensifie l’expérience narrative.
L’IA ne se limite pas à la composition ou à l’édition; elle est également utilisée pour recréer des sons historiques ou pour modéliser des instruments rares. Des entreprises comme Splice utilisent l’IA pour analyser et échantillonner des milliers de sons, offrant aux artistes un accès à une bibliothèque sonore infinie, qu’ils peuvent manipuler et incorporer dans leurs créations (sample). Cette capacité de recréation sonore ouvre de nouvelles perspectives pour la préservation et la revitalisation de musiques anciennes et de traditions culturelles.
D’ailleurs, la sortie de l‘album “I am AI” en 2018 par la chanteuse américaine Taryn Southern représente un moment clé dans l’histoire de la musique. Complètement composé par l’intelligence artificielle nommée “Amper”, cet album pionnier suscitait des interrogations profondes sur les perspectives de l’industrie musicale. Taryn, habituée à travailler avec des compositeur·rice·s, a décidé de relever ce défi créatif sans précédent, explorant ainsi de nouveaux territoires artistiques. L’album, qui comprend la chanson “Break Free”, écrite par Taryn elle-même, révèle une collaboration singulière entre l’artiste et l’IA. Alors que sa voix résonne sur les mélodies générées par Amper. Cette expérience pionnière ouvre des perspectives fascinantes quant aux possibilités offertes par l’intelligence artificielle dans le domaine musical.
Cependant, cet album innovant nous pousse également à nous interroger sur l’avenir de l’industrie musicale. Si en 2017, il représentait l’avancée et mettait en lumière les opportunités d’interaction entre l’humain et la machine dans la création artistique, Mais aujourd’hui, la création assistée par IA fait peur. Bien que l’IA ait déjà atteint un stade très avancé, nous pouvons imaginer que ses possibilités se perfectionneront de manière exponentielle.
Un simple outil ou un risque pour la créativité ?
D’après le magazine Rolling Stone, le 04 avril 2024, une lettre ouverte de l’Alliance des droits des artistes, signée par plus de 200 artistes musicaux a été diffusée. Parmi ces artistes figurent Pearl Jam, Stevie Wonder, Nicki Minaj ou encore Billie Eilish. Cette lettre critique fermement l’utilisation de l’IA dans la création musicale et appelle à mettre fin à son exploitation car elle porterait atteinte aux droits des artistes humains, soulignant une menace existentielle pour leur art. La contestation contre l’IA générative s’étend désormais à divers domaines créatifs, y compris la musique, en raison de préoccupations concernant la violation des droits d’auteur et la sous-évaluation du travail artistique. Les artistes soulignent les risques liés à l’utilisation inconsidérée de l’IA, citant des exemples où des entreprises ont utilisé des données protégées par le droit d’auteur pour entraîner des modèles d’IA sans consentement.
L’adoption de l’IA dans la production musicale s’accompagne de plusieurs défis importants. D’abord, il y a la perte de l’authenticité. L’une des critiques majeures est que l’IA pourrait réduire l’émotion et la touche humaine dans la musique, rendant les compositions générées par des machines moins uniques et moins résonantes sur le plan émotionnel. Cette préoccupation est particulièrement pertinente dans les genres musicaux où l’expression personnelle et l’interprétation humaine sont essentielles. Si cette crainte était réelle il y a encore quelques années, voire quelques mois, aujourd’hui, l’IA est capable de créer de l’émotion en s’appuyant sur des dizaines de milliers de chansons “tristes”. La plupart des titres dits “tristes” s’appuient sur le même schéma : un rythme lent, souvent un piano ou une guitare en fond et des paroles tragiques, bien qu’elles ne soient pas obligatoires. Un schéma bien connu et utilisé par les différentes IA.
Ensuite, l’automatisation de la production musicale peut menacer les emplois dans l’industrie, dévalorisant le métier de musicien·ne. Les ingénieur·e·s du son, les arrangeur·e·s et même certains compositeur·rice·s pourraient voir leur rôle diminuer à mesure que les outils d’IA deviennent plus sophistiqués. Si tout le monde peut créer des chansons à sa guise, des métiers seront forcément touchés et leur utilité sera peut être questionnée. Si l’on parle d’industrie musicale aujourd’hui, c’est parce que les artistes doivent désormais sortir des albums de plus en plus fréquemment, avec des singles qui ne dénotent pas trop mais suffisamment pour se différencier lorsqu’ils passent à la radio. L’objectif est de faire le plus de chiffres possible, le plus rapidement possible. Passer par assistance IA permettrait aux industries de créer presque instantanément et de réduire les coûts de production et donc de maximiser les profits.
La création de musique par l’IA soulève également des questions éthiques et légales. Qui possède la musique générée par une machine ? Les régulations actuelles ne sont pas toujours adaptées à ces nouvelles réalités technologiques, créant des zones d’ombre sur les droits d’auteur et la propriété intellectuelle. Les artistes doivent naviguer dans un paysage juridique complexe où la collaboration humain-machine défie les notions traditionnelles de création et de propriété. La musique produite par l’intelligence artificielle est le fruit de la programmation préalable d’un logiciel, façonnée par ses développeur·euse·s, combinée à la contribution créative de l’utilisateur·rice. Si vous décidez donc de créer de la musique par IA, il est donc nécessaire de vous tenir au courant des développements en matière de droit d’auteur liés à l’IA et à la musique.
Nous avons testé !
Pour que vous puissiez vous rendre compte de la facilité avec laquelle il est possible d’écrire une chanson avec une IA, nous vous proposons de découvrir deux morceaux que nous avons créés. Nous tenons à préciser que nous n’avons aucun talent en écriture, ni en composition musicale. Créer ces morceaux nous à demandé au total 2 minutes, montre en main.
Pour le premier morceau, la consigne donnée au logiciel était mot pour mot : “Écrire un morceau dans un style pop qui parlerait de l’IA dans l’industrie musicale”, voici donc le titre “La Révolution Synthétique”.
Pour le deuxième morceau, la consigne exacte donnée au logiciel était : “Dans un style rock, écris une chanson qui parlerait de l’impact de l’IA sur l’industrie musicale”, nous vous présentons donc le titre “Machines en Studio”.
Pour les personnes qui ont quelques notions de pop / rock, il est facile de constater que ces morceaux ne sont pas parfaits. Cependant, ils sont “écoutables”. Certes, les paroles ne sont pas les plus élaborées mais elles correspondent à ce que nous avons demandé à notre logiciel. Depuis 2018, il est certain que l’IA a fait d’énormes progrès, que ce soit dans le texte ou dans l’instrumentale. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est donc capable de créer en fonction de nos attentes et de nos goûts à partir d’une simple phrase.
Conclusion
L’IA a indéniablement transformé l’industrie musicale, apportant avec elle des promesses de créativité et d’efficacité accrues, mais aussi des défis significatifs. En réinventant la production et la consommation de la musique, l’IA ouvre de nouvelles opportunités tout en soulevant des questions sur l’authenticité, l’éthique et la diversité culturelle. Il est crucial que l’industrie et les régulateurs travaillent ensemble pour maximiser les avantages tout en atténuant les risques associés à cette technologie en pleine évolution.
Cette exploration de l’IA ne se limite pas à la musique. L’IA révolutionne également le domaine de l’art visuel, avec des outils comme DALL-E repoussant les limites de la créativité artistique. Mais jusqu’où cette révolution peut-elle aller ?
Alizée LANGE et Léa JULLIARD