Vendredi 09 décembre s’est tenue, au cinéma Pathé de la Cité Internationale de la Gastronomie et du Vin, la table-ronde sur le thème “Recettes et transmission” autour de l’œuvre “A la recherche de Jeanne”. Cette œuvre retrace le périple de Zazie Tavitian de Jérusalem à tel Aviv en passant par Dijon afin de retracer la vie de son bisaïeule Jeanne grâce à son carnet de recettes. Plusieurs intervenantes étaient présentes lors de cette soirée animée par Aude Chauviat (docteure en sciences de l’information et de la communication) : Zazie Tavitian (autrice du podcast et du roman graphique), Caroline Péron (illustratrice du roman graphique), Estérelle Payany (journaliste et critique culinaire), Caroline Poulain (directrice adjointe de la bibliothèque municipale de Dijon et responsable du fonds gourmand) et Léa Gruyer (doctorante au laboratoire CIMEOS). Cinq de nos étudiant·e·s de M1 (Mélanie De Sousa, Marion Dumanet, Maxime Guéritée, Daphné Malolepszy et Léa Simonnet) se sont investi·e·s dans la communication et l’accompagnement de l’organisation de l’événement avec l’équipe pédagogique et les partenaires.
L’origine du projet et le processus de création d’ “A la recherche de Jeanne”
Pour commencer cette table-ronde, Zazie Tavitian nous plonge dans les coulisses du projet, nous expliquant son processus de création : “J’avais depuis longtemps envie d’interroger ma famille sur l’histoire du judaïsme et mes origines [….] Quand on m’a parlé du livre de recettes (de Jeanne), ça a été comme une autorisation pour moi d’enquêter”. Dans le roman graphique comme dans le podcast, on retrouve cette idée de transmission culinaire, qui commence par un héritage, puis qui devient ce que l’on choisit d’en faire par l’appropriation, comme Zazie Tavitian s’est appropriée l’histoire de son arrière-arrière-grand-mère pour la transmettre au public sous forme de podcast, puis comme Caroline Péron se l’est ensuite appropriée par ses illustrations. L’œuvre arrive également, par le prisme des recettes, à lier autour d’un thème commun plusieurs générations qui n’ont pourtant pas vécues à la même époque. Cette transmission générationnelle a ainsi permis à Zazie Tavitian de tisser des liens avec Jeanne, presque 80 ans après son assassinat au camp d’extermination de Sobibòr, en Pologne. La table-ronde souligne ainsi le lien entre alimentation et histoire, que celle-ci soit familiale ou culinaire. Grâce aux carnets de recettes, les histoires et origines des familles persistent.
Concernant le projet d’adaptation du podcast en œuvre littéraire, Caroline Péron déclare : “A l’origine j’étais auditrice du podcast. J’ai d’ailleurs été très touchée par la fin, qui m’a vraiment donné les larmes aux yeux. J’ai donc tout de suite écrit un message à Zazie sur Instagram pour lui dire que j’avais adoré ce projet. Elle s’est rendu compte que j’étais dessinatrice et m’a dit qu’elle avait été contactée par une maison d’édition et qu’elle aimerait qu’on collabore à l’adaptation du podcast ensemble.” Elle se confie également sur le fait que l’œuvre a tout de suite été très visuelle pour elle, notamment dans la représentation des éléments de cuisine, de Jeanne au travers des différentes périodes de sa vie, de ses lettres… et que pour jongler entre le passé et le présent il a fallu travailler en de nombreux allers-retours entre l’écriture et le storyboard et entre les idées et les conceptions de chacun. En effet, il y a un réel enjeu d’adaptation, car les cibles d’une œuvre audio et d’une audio littéraire sont différentes.
Selon deux études (CSA et Médiamétrie), 33% des Français·e·s disent écouter des podcasts régulièrement, avec 15 millions d’écoutes par mois au total, et le profil de ces auditeur·rice·s est plutôt jeune et urbain. Ce chiffre a augmenté ces dernières années, au fur et à mesure que le genre du podcast s’est démocratisé, avec une hausse de 11% depuis 2020. Mais un autre genre qui se développe de plus en plus ces derniers temps est le roman graphique, dont les ventes ont, selon le critique Xavier Guilbert, progressé de 80% en une décennie. Ce dernier s’adresse à un public plus adulte et plus mature, traitant de sujet sérieux et comprenant une pagination longue. Zazie Tavitian nous explique ainsi comment s’est déroulé le processus d’adaptation d’ “A la recherche de Jeanne” : “J’écrivais d’abord le scénario global pour chaque chapitre, comme un scénario de film de cinéma avec des dialogues et des idées de scène puis Caroline le storyboardait. Et avant ça il y avait tous les documents et archives que j’ai dû fournir à Caroline, car elle n’est pas partie seulement du podcast pour construire ses illustrations, mais également de tous les cahiers de Jeanne et les livres sur la Shoah qui ont nourri mes réflexions pour le podcast, comme ceux Delphine Horvilleur par exemple. Et à l’inverse, j’ai lu aussi toutes les BD que Caroline aime et qui ont influencé son style de dessin. Ce n’est pas qu’une adaptation, c’est une autre écriture, et c’est aussi ce qui m’a donné envie d’écrire une BD justement, c’est cette écriture différente. […] C’est une transmission au sein de la transmission, je voulais aussi qu’elle puisse s’en emparer (de mon histoire) et y mettre son âme et son propre point de vue sur Jeanne, qui différait parfois du mien.” Grâce au roman graphique, on a donc accès à une double lecture, avec des points de vus divergents, qui soulignent le fait que transmission est parfois synonyme d’appropriation et de déformation.
Ainsi, Caroline Péron s’est appropriée l’histoire de Jeanne à travers ses dessins. Elle nous explique son processus : “Il n’y a pas tant de dessins de cuisine que ça mais parce que, comme l’a dit Zazie, ce n’est pas un livre sur les recettes de Jeanne, mais un livre sur son histoire et l’histoire des juifs de France. Les recettes sont seulement la porte d’entrée de l’enquête. Je me suis concentrée sur ce que la personne interviewée disait pour savoir où mettre l’accent. Par exemple, pour représenter Marie-Chou qui est très en colère contre le gouvernement français de Vichy je vais montrer son attitude, son corps en train de manger certes, mais je vais plus mettre l’accent sur sa posture que sur sa bouche en train de manger.”
Les intervenantes de la table-ronde
Après avoir laissé la parole à Zazie Tavitian et Caroline Péron, c’est au tour de Caroline Poulain de s’exprimer. Elle est directrice adjointe de la bibliothèque municipale de Dijon et responsable du fonds gourmand, dont elle nous parle avec passion, nous présentant les différentes collections et menus du lieu : “L’objectif est de conserver et diffuser le patrimoine gourmand écrit et graphique contemporain”, explique-t-elle. Dans les établissements culturels, on ne parle pas de transmission mais de médiation, mais l’objectif reste le même. Pour cela, la bibliothèque organise différents ateliers comme des conférences-dégustations ou encore la présentation de photos de guerre en 3D afin d’évoquer le thème de la cuisine pendant la guerre, dans le but de rendre la culture ludique et accessible à tous·tes : “On travaille beaucoup avec le milieu de la gastronomie, et notamment avec des chef·fe·s, comme Guillaume Gomez par exemple”.
En parlant de littérature culinaire et de menus, Estérelle Payany rebondit sur le sujet, en expliquant que l’invention du déroulé de la recette de cuisine avec ses ingrédients est plutôt récente, contrairement à ce que l’on pourrait penser. En effet, elle explique que cette dernière a seulement été introduite au XIXe siècle et que les mesures étaient plus qu’approximatives (il aura fallu attendre les années 1950 pour pouvoir cuisiner avec des mesures précises !), mais aussi que le carnet de recettes était avant tout réservé à l’époque aux professionnel·le·s, les ménagères se débrouillant avec le bouche à oreille. On voit donc une évolution au fil du temps de la cuisine et de la transmission des recettes avec, comme évoqué précédemment, cette idée de déformation de la transmission. Mais cette déformation n’est pas toujours un mal et certaines erreurs culinaires peuvent laisser place à de grand succès, comme ce fut le cas pour la tarte tatin, dont l’inventrice, ayant oublié de mettre la pâte au fond du moule, la posa délicatement par-dessus les pommes…pour le plus grand bonheur de nos papilles ! Après tout, “une recette est faite pour être déformée” comme l’affirme Estérelle Payany, malgré cette quête obsessive et permanente chez certaines personnes de la “vraie” recette, l’originelle, l’immuable.
Léa Gruyer nous éclaire ensuite sur les enjeux de la transmission sur les réseaux sociaux. Ces derniers participent à l’apparition des nouveaux modes de communication notamment autour des influenceur·euse·s. Entre placements de produits et injonction à la minceur, ces dernier·ère·s ont un fort pouvoir de recommandation sur leur audience. Certain·e·s participent à modifier les normes de genres et corporelles, comme le souligne Léa Gruyer : “La transmission sur les réseaux sociaux permet aussi de mettre en scène de nouvelles représentations”. Cependant, la voix des influenceur·euse·s peut aussi servir à la propagation de stéréotypes. C’est le cas notamment des “fit boys” et “fit girls” qui prônent le mouvement dit “healthy” (“sain” en français). Ce mode de vie peut en réalité s’avérer dangereux, devenant source de troubles du comportement alimentaire (anorexie, orthorexie…). La transmission culinaire devient alors, avec les réseaux sociaux, un outil à la fois émancipateur et libérateur, mais aussi source de culpabilisation et d’aliénation.
Un micro circule ensuite dans la salle, pour laisser la parole au public, dont les questions sont diverses et variées. Enfin, après que chacun ait donné son avis sur la question des recettes et de la transmission et suite à un cocktail préparé par le “Madeleine Café”, il est temps de passer aux dédicaces et de conclure ce bel événement.
Remerciements
Merci à Zazie Tavitian et Caroline Péron pour leur venue.
Merci également aux intervenantes, Caroline Poulain, Estérelle Payany et Léa Gruyer qui, par la diversité de leur domaine d’activités, ont permis un échange constructif sur des sujets actuels et quotidiens comme l’histoire et l’alimentation.
Merci à nos partenaires : la Cité Internationale de la Gastronomie et du Vin, le laboratoire CIMEOS, la librairie gourmande et le Pathé Cinéma.
Un grand merci également à l’équipe pédagogique du master, Clémentine Hugol-Gential, Estera Badau et Audiat Chauviat, ainsi qu’aux cinq étudiant·e·s de M1 qui ont aidé à l’organisation de ce projet : Mélanie De Sousa, Marion Dumanet, Maxime Guéritée, Daphné Malolepszy et Léa Simonnet.
Et merci aux 125 personnes du public qui sont venues assister à la table-ronde.