Représentation des corps : Quand les diktats freinent l’inclusion

Pour ce neuvième et avant-dernier épisode du Curious Live, Flavien et Léa sont accompagnés de leurs camarades Léa et Léna, ainsi que de Léa Gruyer, Doctorante au sein du laboratoire CIMEOS et de l’Université de Bourgogne en sciences de l’information et de la communication sur les influenceurs et influenceuses alimentaires en Bourgogne-Franche-Comté. Le thème du mois ? La représentation des corps dans l’espace public et médiatique, avec pour objectif de questionner les diktats corporels imposés par la société et comprendre l’importance de représenter tous les corps dans les campagnes de communication et sur les réseaux sociaux.

La faute à qui ?

Les publicités en première ligne

Ancrées aujourd’hui dans la société, les normes de beauté ne datent pourtant pas d’hier. Au XVIe siècle déjà, les dames avalaient de la craie pour perdre du poids, puis, quelques siècles plus tard, serraient leurs corsets au maximum quitte à causer des problèmes de respiration, afin d’avoir la silhouette la plus fine possible. Ces diktats se sont cependant accentués avec l’utilisation massive de la publicité et des réseaux sociaux, pouvant avoir des conséquences désastreuses sur la santé physique et mentale des personnes qui y sont exposées.

Les premiers coupables seraient principalement les publicités, qui entretiennent l’idée que le corps parfait doit être mince chez les femmes et musclé chez les hommes. Elles montrent une image faussée de la réalité et de la pluralité des corps. Les publicités de parfums sont d’ailleurs une parfaite illustration de ce phénomène. Encore aujourd’hui, la femme est sexualisée et représentée comme une femme-objet, à l’image des campagnes Jean Paul Gaultier ou Paco Rabanne. Mais elles ne sont pas les seules à subir cette sexualisation. La diversité des corps chez les hommes est également très faible, la plupart du temps représentés comme supérieurs et dominants par rapport aux femmes.

Publicités pour les parfums Jean Paul Gaultier
© Jean Paul Gaultier

Autre exemple frappant : les publicités pour yaourts allégés, où l’on voit constamment des femmes sourire et rire, ravies d’être au régime. Nous assistons là aussi à une sexualisation de la femme, où l’on peut les voir allongées, avec des plans zoomés sur la bouche, allant jusqu’à faire oublier le produit vendu à l’origine. C’est d’ailleurs ce qu’explique Nora Bouazzouni dans son livre Steaksisme : “encourager les femmes à ne pas culpabiliser de manger ce qui leur fait plaisir, c’est leur rappeler qu’elles devraient, justement, se sentir coupables”.

Hollywood : créateur de rêves… et de complexes !

Le cinéma a également un énorme impact sur notre perception des corps. Pendant très longtemps et encore largement aujourd’hui, les femmes étaient régulièrement représentées comme très fines et maquillées. Les hommes, eux, sont de plus en plus musclés, comme par exemple Batman, qui a pris du muscle entre les premières versions des années 1960 et celles de Christopher Nolan durant les années 2000. 

Batman (1966)
The Dark Knight (2008)

Sur nos écrans, on nous partage donc une vision très précise des corps que nous devrions avoir. Mais en coulisses, les normes sont tout aussi sévères… Nous évoluons dans une société aux tendances patriarcales, avec un regard très masculin et sexualisé sur la femme. Il faut voir ce qui était demandé à Marilyn Monroe par exemple ! Elle-même affirmait qu’elle ne se reconnaissait pas une fois transformée par cette industrie cinématographique dominée par les hommes…

Et puis, à l’inverse, pour appuyer davantage cet aspect de contrôle et de diktats liés au corps “parfait”, nous pouvons remarquer que les personnes “en surpoids” sont souvent présentes à travers les médias dans un registre comique, comme dans la trilogie Very Bad Trip, ou encore dans L’Amour XXL. Autre exemple dans Le Journal de Bridget Jones, où le personnage éponyme, de taille et poids moyen (63 kg pour 1m63), est harcelé pour son poids jugé trop important et tourné au ridicule. Le film a d’ailleurs été jugé grossophobe et le réalisateur Richard Curtis regrette la vision qu’il a pu avoir au moment du tournage.

Le Journal de Bridget Jones

Les réseaux sociaux : un facteur aggravant

L’utilisation quotidienne des plateformes a également impacté la représentation des corps et l’estime de soi. Certains influenceurs, comme Tibo InShape ou encore Sissy Mua, entretiennent le culte du corps. D’autres, à l’image de Maeva Ghennam, promeuvent des compléments alimentaires pour maigrir. Un matraquage quotidien qui influence l’alimentation, la perception des corps et qui peut entraîner des troubles des conduites alimentaires. C’est d’ailleurs ce qu’a observé Patricia J. Conrod, professeure au Département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal. En 2023, elle a établi un lien entre l’augmentation de l’usage des médias sociaux et un risque accru de symptômes liés aux troubles alimentaires chez les adolescents ainsi qu’une diminution de l’estime de soi.

Quelles conséquences pour notre santé ?

Si ces normes sont propagées un peu partout dans la sphère publique aujourd’hui, elles ne sont pourtant pas sans conséquence pour notre santé, à la fois physique, mais aussi mentale. En effet, ces diktats sont stricts et souvent à l’origine de vagues de harcèlement, sur les réseaux sociaux, dans la rue ou encore dans les écoles. Par exemple, le “fat-shaming” (grossophobie en français) tout comme le “skinny-shaming” (maigrophobie) consistent en l’acte de ridiculiser, rabaisser ou stigmatiser des personnes en raison de leur physique et surtout de leur poids ne répondant pas aux standards de beauté imposés par la société. Sur les réseaux sociaux et notamment TikTok, des tendances émergent, parfois dangereuses. Celles-ci consistent par exemple à se filmer dans des vêtements amples avant de les resserrer autour de la taille pour dévoiler une taille fine avec pour description la phrase ironique : “Je parie qu’elle est grosse sous ses vêtements”.  Les internautes n’hésitent d’ailleurs pas à juger le physique et indiquent leur préférence, à l’image d’un choix que l’on ferait dans un catalogue de vêtements.

Tendances sur TikTok

Cela peut aussi engendrer de graves problèmes de santé physique et mentale, surtout chez les adolescent·e·s, du type Troubles des Conduites Alimentaires (TCA), des maladies mentales liées à la nourriture et à l’apparence physique parmi lesquelles nous retrouvons entre autres l’anorexie, caractérisée par une très importante restriction des apports alimentaires volontaire afin de perdre du poids ou encore  la boulimie, marquée par des prises compulsives de quantités importantes de nourriture suivies de comportements compensatoires tels que des vomissements ou des exercices physiques excessifs. Il existe également l’hyperphagie, semblable à la boulimie, mais sans comportements compensatoires, ou encore la bigorexie, l’obsession d’avoir un corps mince, déclenchant une compulsion sportive. Elle se traduit par la fréquentation assidue de la salle de sport, en quête d’une prise de masse musculaire importante. La dysmorphophobie se caractérise quant à elle par une obsession des défauts de l’apparence physique, même s’ils sont inexistants ou légers, ou par une perception déformée de son propre physique.

Une étude de la revue de littérature Cyberpsychology intitulée “Social media and eating disorder psychopathology: A systematic review”, soit en français “Réseaux sociaux et psychopathologie des troubles de l’alimentation : une revue systématique” a d’ailleurs révélé un fort lien de cause à effet entre l’utilisation excessive des réseaux sociaux et le développement de troubles des comportements alimentaires. Les résultats de cette étude ont ainsi démontré 2 choses. Premièrement,  plus nous passons de temps sur les réseaux sociaux, plus nous avons de chance de développer des troubles du comportement alimentaire. Deuxièmement,  plus nous utilisons les réseaux sociaux pour nous comparer aux autres sans interagir avec eux, plus l’insatisfaction corporelle et l’estime de soi risquent d’en pâtir. Un marqueur clé semble également être le partage de photos. Le mécanisme qui se cacherait derrière serait une attente de validation, de retour vis-à-vis d’autrui à travers les likes et les commentaires.

Quelles solutions ?

Depuis plusieurs années, nous observons la naissance de mouvements visant à combattre ces diktats et leurs conséquences. Parmi ceux-là : le body positivisme. Les objectifs de ce dernier sont clairs : promouvoir l’acceptation de tous les types de physiques, aider les individus à prendre confiance en elleux et comprendre l’influence des médias. Différentes influenceuses suivies par des centaines de milliers de personnes en parlent de manière régulière sur leur compte, à l’image de Louise Aubery, alias MyBetterSelf sur Instagram. Une popularité qui va ainsi traduire un intérêt croissant de la part du jeune public par rapport à ces questions et à la façon dont ils peuvent percevoir leurs corps. Nous remarquons cependant que ce mouvement présente des limites. En effet, cette tendance de l’estime de soi à tout prix peut provoquer encore plus de complexes aux personnes qui ne parviennent pas à s’accepter. Un double discours de la part des internautes quant aux contenus publiés sera alors pointé du doigt. Un problème de première importance donc, puisque selon Madame Figaro, en France, 2 femmes sur 3 affirment être complexées par leurs corps et pour 79 % d’entre elles, les réseaux sociaux accentuent même ce mal-être. Pour pallier cela, un autre mouvement a vu le jour récemment, celui du “body neutrality”. L’idée derrière est ici davantage nuancée et concerne le fait d’oser parler ou montrer ses complexes tout en assumant qu’il est difficile de s’accepter entièrement. L’ambition est ainsi de se concentrer sur son bien-être global et ses émotions, soit ce que l’on ressent en soi, davantage que sur l’apparence physique. De plus, afin de démystifier le statut des stars, le compte @s0cialmediavsreality, suivi par plus de 237 000 internautes, poste notamment des photos de célébrités sans maquillage, montrant des peaux texturées ou avec de l’acné, contrastant ainsi avec l’image que l’on se fait d’elles de manière habituelle et prônant un retour au réel et au naturel.

Photo issue du compte S0cialmediavsreality

Les internautes ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’élever contre ces diktats de beauté imposés. Les célébrités aussi sont concernées par la question du regard d’autrui sur leur apparence physique et utilisent leur voix pour faire changer les mentalités. En effet, nous pouvons par exemple citer les chanteuses Louane ou encore Selena Gomez, concernées par le fat-shaming, comprenez des moqueries qui s’apparentent à de la grossophobie. À l’inverse, le comédien Chris Pratt s’est retrouvé accusé par les internautes d’avoir un physique “trop maigre” et a même été traité de “squelettique”. Des critiques pouvant même mener jusqu’au tribunal, à l’image de la comédienne Lola Dubini qui a fait appel à une avocate à la suite d’une campagne de cyber-harcèlement. Cette exigence physique que sont, pour certains, “censées représenter” les célébrités, s’immisce parfois jusque dans leurs productions. La comédienne Carrie Fisher par exemple, l’inoubliable Princesse Leïa de Star Wars, qui racontait en 2015 la façon dont l’équipe du film lui avait demandé de perdre 16 kg pour son rôle dans le nouvel épisode. Elle déclarait être “dans un milieu où les seules choses qui comptent sont le poids et le physique”. Un écho à l’opus de 1983 dans lequel elle portait un célèbre bikini doré devenu objet de culte pour toute une génération et dans lequel elle déclarait ne pas se sentir à l’aise. Des déclarations qui permettent ainsi d’en révéler davantage sur la manière dont sont représentés les différents types de corps à l’écran, et ceci depuis des décennies.

Dans un autre registre, nous pouvons nous apercevoir au niveau de la publicité que la question de la représentation de tous les corps et, d’une manière générale, de tous les individus est aujourd’hui un élément à prendre impérativement en compte par les marques. C’est d’ailleurs ce qui a causé différents problèmes à la marque de lingerie Victoria’s Secret, accusée pendant longtemps de ne pas assez mettre en avant la diversité et de toujours placer sur le devant de la scène les mêmes types de mannequins, d’origine et de tour de taille relativement similaires. Une image que la marque essaie de changer depuis quelques années, mais qui est loin d’être chose aisée. 


En guise de conclusion, cette citation de Naomi Wolf, issue du livre Quand la beauté fait mal : “Une culture obsédée par la minceur des femmes n’est pas obnubilée par la beauté mais par l’obéissance des femmes”. Car si en effet les voix résonnent pour faire changer ces normes, le combat à mener est encore long…

Flavien BERT et Léa SIMONNET