Pour la première fois, le réseau social chinois Tik Tok est partenaire du salon du livre de Francfort 2022, le plus grand salon du livre d’Europe ! Le “Booktok”, compression de l’anglais “book” et du réseau social Tik Tok, devient un véritable phénomène culturel et social, qui fait gonfler les ventes de livres !
Avec 23,6 heures en moyenne passées par utilisateur·trice par mois sur Tik Tok, la plate-forme sociale chinoise est désormais l’application sur laquelle les jeunes passent le plus de temps. Du contenu musical, au contenu humoristique en passant par les recommandations de livres, Tik Tok est LE réseau de divertissement incontournable des jeunes de 15 à 24 ans. En moyenne, on compte 3.5 millions de visites par jour. La France n’est pas épargnée par le phénomène : le nombre d’utilisateurs.trices actifs.ves Français.es s’élève à pas moins de 14,9 millions tous les mois.
Véritable mine d’or d’interactions et de contenu, Tik Tok est le lieu de rencontre de nombreuses communautés, et notamment le lieu de prédilection d’échanges littéraires. En effet, la communauté appelée “Booktok” (combinaison entre les mot “book” et “tok”’) comporte énormément de contenu. Entre janvier et septembre 2022, 376 000 vidéos porteuses du mot-clé #BookTok ont été publiées rien que par des utilisateurs.trices français.es, et regroupent à elles seules 1,6 milliard de vues.
La genèse
Tout commence, il y a 18 mois, aux Etats-Unis, lorsque la TikTokeuse américano-pakistanaise @Aymansbook livre ses impressions de lecture sur le livre Le Chant d’Achille, face caméra. En une nuit, la jeune femme devient virale et comptabilise à ce jour plus de 82,5k vues. Véritable pionnière du milieu, ses vidéos ont été la porte d’entrée pour des centaines de créateur·rice·s de contenus. Le réseau devient alors un véritable moyen de promouvoir la littérature. Et pour cause, un an après, Le Chant d’Achille a été vendu à plus de deux millions d’exemplaires !
Un phénomène littéraire
Aujourd’hui, le #BookTok recense pas moins de 87 milliards de vues sur la plateforme TikTok. Cette sous-communauté dédiée aux passionné·es de livres attire par ces vidéos légères et créatives : recommandations, hauls, avis et critiques sur des œuvres, conseils d’écriture, débats et même interprétations de romans.
Les Tiktokeurs·euses n’hésitent pas à exposer les intrigues de leurs lectures ainsi que les caractères des différents personnages présents dans l’œuvre qu’ils souhaitent partager. Tout ceci, couplé à des éléments de comédie via de courts sketchs, ou en créant des scénarios et des audios amusants qui correspondent au thème de leur contenu.
Cette nouvelle méthode de critique littéraire s’émancipe notablement de la critique traditionnelle, très rigide. Les vidéos sont variées, rafraîchissantes, et suscitent un nouvel intérêt chez les lecteurs·trices. Mais pas que ; elles conquièrent également le cœur de nouveaux·elles lecteur·trices.
Si les créateurs·trices ne manquent pas d’imagination et inventent bon nombre de tendances, iels n’hésitent pas à s’approprier différentes « trends » et audio populaires du reste de la plateforme : cela leur permet de gonfler leur communauté en attirant d’autres utilisateurs·trices consommateurs de ces tendances. On peut notamment citer les trend vidéo « he’s a ten but…» ou « if i was a trend ».
Du Marketing « trendy » à une machinerie qui rapporte gros
Véritable phénomène, le booktok a généré une hausse record de 220% d’achat de livres, imposant ces simples vidéos trendy à un véritable marketing favorable aux maisons d’édition et librairies.
L’impact est tel qu’il est aujourd’hui possible de retrouver des autocollants “As seen on tiktok” ou « tiktok phénomène » apposés sur les livres en rayonnage, si ce n’est même des coins ou des rayons entiers dédiés aux livres populaires sur le booktalk. Il est également possible de voir diverses indications sur les pages produits de site d’e-commerce (tels que Amazon) comme « TikTok m’a fait l’acheter ! ».
Ces outils de marketing new-age sont une véritable incitation à l’achat, ces indicateurs viennent s’ajouter au côté des recommandations de libraires vues en magasins ou se montrent comme un gage de qualité ou d’appréciation sur de nombreuses plateformes de vente. On remarque que l’influence du booktok s’étend bien au-delà du visionnage par les utilisateurs·trices de la plateforme.
Mais cette influence ne s’arrête pas là. Tiktok lance son premier club de lecture en ligne, le Tiktok Book Club. Ce dernier, sponsorisé non sans surprise par Amazon, est une réelle aubaine marketing, alors que la plateforme est boycottée par de nombreux.ses booktokeurs.euses. Lisa de Meyer, responsable nationale pour le Royaume-Uni d’Amazon Books, explique : « Chez Amazon, la mission de notre équipe est d’inspirer la lecture, de célébrer les livres de tous les genres et de toutes les façons de lire. Nous sommes ravis de soutenir l’amour de la lecture de la communauté #BookTok et d’offrir de nouvelles manières visuelles d’exprimer ce sentiment. ». On peut toutefois estimer qu’en raison de la communauté toujours grandissante du booktok, Amazon y voit un réel intérêt financier.
Une révolution qui bouscule les codes de l’édition
Tik Tok dépoussière les classiques de la littérature, délaissés de plus en plus par la Génération Z. Le classique de James Joyce Ulysse, de 1922, connaît un vent de fraîcheur sur la plateforme grâce la vidéo de la Tik Tokeuse @jeninsight, qui résume en quelques phrases ce chef-d’œuvre de la littérature irlandaise. La vidéo atteint 27 000 likes et donne envie à la communauté booktok de lire le livre.
Un autre livre qui renaît grâce à Tik Tok : Cain’s Jawbone d’Edward Powys Mathers, ouvrage paru en 1934, obtient depuis quelques mois une forte exposition sur la plateforme suite à la publication d’une vidéo.
Ainsi serait la recette du succès littéraire en 2022 : tout commence par une vidéo publiée, likée, partagée par toute une communauté et quelques milliards de vues plus tard, le livre devient un incontournable des librairies.
Les effets de Tik Tok sur les jeunes adultes est fulgurant. Par exemple, l’œuvre Tout sur nous de Stéphane Ribeiro, paru en Livre de Poche en 2007 ne s’était vendu qu’à 25.000 exemplaires. Une vidéo plus tard avec #Booktok, le livre enregistre 13.000 ventes de plus.
Les maisons d’éditions françaises et anglophones l’ont bien compris, pour vendre, il faut être visible sur les réseaux sociaux et notamment Tik Tok. Vingt-cinq maisons d’éditions françaises ont créé leur compte sur la plateforme et s’inscrivent dans l’algorithme Booktok. Le leader Hachette a vu les ventes du livre Verity de Colleen Hoover doubler. « Au cours du dernier trimestre, nous avons vendu 1,6 million d’exemplaires du livre ‘Verity’ de Colleen Hoover aux Etats-Unis. Le livre est sorti début 2020 et se vendait correctement, puis il y a eu un emballement ces derniers mois », souligne Fabrice Bakhouche, directeur général délégué de Hachette Livre. Verity compte à présent 2 millions d’exemplaires vendus.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’édition Penguin Random House, affiliée à la multinationale Bertelsmann, a mis un point une stratégie, en collaboration avec la plateforme chinoise profitant à la maison d’édition et aux créateurs de contenu.
Une communauté engageante et engagée
L’influence du Booktok ne se mesure pas qu’en quantité de livres vendus. L’aspect communautaire influe énormément sur le débat et l’échange. Alors qu’il y a quelques années le plaisir de la lecture s’arrêtait aux dernières pages du livre, le BookTok permet aux lecteurs et lectrices de partager leurs lectures, de pouvoir en débattre, et de continuer à faire vivre les personnages même lorsque le livre est terminé. Mélange parfait entre virtuel et réalité, le #BookTok et sa communauté représentent un réel endroit de détente pour tous les mordus de littérature en tous genres, créant un véritable book club géant.
Grâce à l’algorithme de la plateforme, de nombreuses vidéos sont proposées en fonction du contenu liké et visionné, et ce, en très peu de temps. Il s’adapte très rapidement à l’utilisateur·trice, ce qui permet des créations de communauté ultra rapide. De cette façon, si vous êtes un·e passionné·e de littérature qui passe des heures sur le #BookTok, vous aurez davantage de contenu abordant cette thématique dans votre fil d’actualité, accentuant le sentiment d’appartenance à une communauté.
De plus, décomplexé et bienveillant, le booktok casse les codes de la littérature traditionnelle et de la haute-culture littéraire, en affirmant par exemple son goût pour la lecture Young Adult, ou en réclamant un progrès littéraire plus inclusif (notamment envers la communauté LGBTQ+) et de diversification.
Tiktok génère ainsi d’énormes communautés qui remplacent les segments démographiques traditionnels car leurs membres ont des âges, genres et situations financières très différentes, mais se retrouvent autour de ce qui les passionne, des marques et produits qui représentent le mieux ces passions.
Les écrivain·es eux-mêmes rejoignent maintenant la plateforme pour promouvoir leurs ouvrages. TikTok leur ouvre une toute nouvelle dimension leur permettant de partager et d’expliquer à leur public comment et pourquoi ils ont écrit ce livre, dans quel contexte, quelles conditions, et ainsi crée une véritable relation entre l’auteur et les fans. Parmi ces écrivain·es, on peut retrouver Eli Hinze, qui a écrit Stolen Sun, ou encore Fiona Lucas, écrivaine du très populaire The Last Goodbye .
Haute culture VS basse culture
L’effet Tik Tok publicité par les maisons d’éditions françaises et américaines, n’est pas au goût de tout le monde. La critique adressée au Booktok est la superficialité des vidéos, basées sur une logique de storytelling et d’émotions dans laquelle les utilisateurs.trices délivrent leurs sentiments et ressentis face caméra. Toute la communauté s’attire de plus en plus les foudres de la presse littéraire spécialisée, accusant le Booktok de ne recommander qu’un certain type de livres : de la romance ou de la fantasy, pour un public jeune et très souvent féminin.
On peut notamment citer la très violente critique de Nicolas d’Estienne d’Orves, écrivain et critique littéraire pour Le Figaro. Ce dernier qualifiait le roman Captive, best-seller qui compte aujourd’hui plus de 7 millions de ventes, de serpillère et autres adjectifs relatifs au champ lexical du vide. Il y émet un jugement de valeur désapprobateur sur le genre littéraire qu’il descend sans vergogne : “Captive participe de cette littérature, qui fait du constat d’évidence et se contente de décrire les décors, les mouvements. Les personnages n’existent pas, ils ont des silhouettes”. La critique ne s’arrête pas à la dépréciation de l’ouvrage, mais touche également à une remise en question du genre littéraire proposé par la communauté booktok, de ses consommateurs et au travail de la maison d’édition.
Dans une étude réalisée par le CNL (Centre National du Livre), on remarque que la jeunesse “bouderait” les livres. “Les jeunes consacrent moins de temps à la lecture au profit du temps passé devant les écrans. En moyenne, les 7-25 ans lisent 3h14 par semaine, mais passent 3h50 par jour devant un écran et 2h50 sur Internet. Ce temps quotidien consacré aux écrans dépasse les 5h chez les plus 20 ans et les étudiants.”
Pourtant, la CNL reconnaît que les écrans peuvent pousser les jeunes à lire : on compte aujourd’hui près de 55% de lecteurs·trices qui préfèrent le livre numérique au livre papier, tandis que d’autres n’hésitent pas à se tourner vers d’autres plateformes (livres audio, podcasts…). On remarque alors que les formats de lecture évoluent mais également les types de littérature s’éloignant du classique Balzac ou Zola. Les préférences peuvent aller du manga à la BD, en passant par les digital novels… Il est donc indéniable que la jeunesse lit. Qu’elle soit influencée ou non par l’aspect communautaire du Booktok, les lecteurs se présentent dans une aussi grande variété que les genres littéraires, mais influent sur une réelle différenciation de l’intérêt et une diversification des genres de prédilections des jeunes lecteurs·trices. N’en déplaise à Nicolas d’Estienne D’Orves, il en faut ainsi pour tous les goûts.
La question se pose alors : Est-ce que les livres recommandés sur Tik Tok sont réellement des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, ou est-ce qu’ils ne sont que les victimes d’une tendance éphémère ?
Superficialité ou réelle communauté avec un poids énorme qui bouscule les codes de la littérature classique, le Booktok est sans aucun doute un acteur majeur dans l’industrie du livre. Tiktok a su s’imposer dans le monde du divertissement avec son format novateur. Là où le divertissement connaît de nouvelles formes qui peuvent bousculer les habitudes des puristes, et pas seulement littéraires, le développement de la plateforme Tiktok a indéniablement engendré un profit indéniable à de nombreux acteurs·trices, groupes et maison d’édition et surtout… lecteurs·trices.
Article rédigé par Charline Desnoux, Enolla Hyvon-Sans et Lauriane Demeusy.
Sources
Passebois-Ducros, J. (2022). Cas 7. L’application mobile Gleeph : quand l’intelligence artificielle se met au service des livres. Dans : Dominique Bourgeon-Renault éd., Innovation et marketing de la culture et du tourisme: Cas pédagogiques et corrigés (pp. 133-156). Caen: EMS Editions. https://doi.org/10.3917/ems.bourg.2022.01.0133
https://www.theguardian.com/books/2022/jun/08/lockdown-exploded-tiktok-books-revolution-booktok